Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft. Les GAFAM se positionnent à la source de notre vie quotidienne. Nous déléguons le pouvoir de contrôle à ces entreprises qui changent les relations que nous avons habituellement avec elles. Nous allons nous demander si nous pouvons parler de sentiments d’adorations, voire de sentiment religieux envers une de ces entreprises : Google.
Nous vivons actuellement dans une société connectée à une multitude de services qui deviennent de plus en plus complets et intelligents.
Nos ordinateurs, nos téléphones, nos montres, nos voitures, nos réveils mais également dans une vision plus globale de nos villes, les réseaux de transport sont connectés. Chaque objet de notre quotidien fonctionne grâce à des logiciels « d’exploitation » qui sont, pour l’écrasante majorité, propriétaires et appartenant à des grandes entreprises. Ces entreprises ont la mainmise sur les contenus générés qui transitent par ces objets, sur l’interopérabilité des réseaux de communication, sur l’analyse des données (Big Data) et sur le code source des logiciels que nous utilisons.
Toutes nos habitudes de la vie quotidienne sont concernées : alimentation, sommeil, santé, transport, travail, loisirs et même notre vie intime (les iPhones sont prêts à accueillir notre vie sexuelle). La limite du recueil, du traitement et de l’utilisation de ces données n’est toujours pas établie mais nous pouvons dire que l’humanité délègue de plus en plus une part de sa vie à des entreprises diverses et variées.
Seulement, alors que internet n’est qu’un outil de communication neutre, nous voyons se développer des entreprises qui deviennent plus riches que certains états, et surtout plus puissantes qu’eux. Ces entreprises sont réunies sous l’acronyme GAFAM, pour Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft. Les GAFAM se positionnent à la source de notre vie quotidienne connectée sur nos échanges par courrier électronique, sur ce que l’on achète, ce que l’on aime, nos opinions politiques, sur ce que l’on écoute et regarde et sur tout ce dont nous avons parlé précédemment. Tous les pans de notre vie se retrouvent petit à petit reliés autour des services proposés par ces entreprises. Alors que l’on pourrait penser qu’une telle concentration des pouvoirs et de l’information puisse provoquer un sentiment de rejet, au contraire on assiste à la création de communautés de fans de ces marques, nous pouvons même parler pour certains de culte autour des GAFAM.
De la même manière que les start-ups essayent de se transformer en licorne1 on observe un rattachement des GAFAM à une sorte d’imaginaire collectif plus propice à une admiration envers elles que le rattachement aux résultats financiers et aux différents impacts que peuvent avoir ces entreprises. Les GAFAM ne sont plus réellement considérées uniquement comme des entreprises mais comme faisant partie de notre vie et de nos rituels quotidiens.
A quoi pourrions nous comparer ces entreprises aujourd’hui ? Ces multinationales sont-elles les nouvelles divinités régnant sur terre ? Pouvons nous ainsi transposer le sentiment religieux à une entreprise capitaliste ?
Nous ne pouvons analyser toutes ces entreprises mentionnées précédemment, c’est pourquoi nous allons nous concentrer sur Google qui bénéficie d’un capital de sympathie jamais vu pour une si grande entreprise et qui porte une ambition dépassant les produits et services technologiques.
Nous allons tenter ici d’aborder les différentes caractéristiques du sentiment religieux selon l’analyse d’Edgar Morin qui a proposé cette même approche comparative avec les stars américaines du cinéma. Il est à préciser ici que ce culte que nous abordons ici est de l’ordre d’un sentiment religieux diffus. Il n’est pas de l’ordre du respect du dogme tel que l’on peut le retrouver dans l’étymologie du terme religiosus, mais plutôt au sens de religare : créer du lien. Cette approche est en conséquence relative à la création du lien qu’il soit social ou imaginaire au sens que cela donne un sens à la vie, une raison de croire en quelque chose qui nous dépasse et prend en charge nos destinées terrestres et peut être même post-mortem. Enfin, nous finirons nos propos vers la destination, l’objectif ultime, le fantasme d’une nouvelle forme d’assomption.
Dans la partie « le temps des stars » du livre Les stars, Edgar Morin explique que le statut de déesse naît grâce à un « processus de divinisation ». Le statut de divinité est au début embryonnaire « passant par des émotions, des rêveries, des sentiments tendres admiratifs qui amorcent déjà une certaine religiosité ». En effet, lorsque l’on utilise les services de Google, on se retrouve avec des sentiments similaires. Qui n’a jamais eu un sentiment d’admiration et de satisfaction (au moins léger) devant la capacité à trouver ce que l’on cherchait ou encore lorsque Google nous aiguille dans ce petit hameau de la campagne profonde inconnue de nous mais pas de lui ? Cette sensation peut aller plus loin encore, avec son smartphone par exemple comme l’a montré Martin Lindstrom dans un article du New York Times où il explique comment les utilisateurs d’iPhone éprouvent un sentiment d’amour et d’attachement envers leur téléphone, similaire à celui éprouvé pour des membres de leur famille ou leurs amis. La puissance du ressenti est décuplée par la conception même du service rendu : la technologie complexe utilisée qui n’est pas comprise par le grand public amène à une admiration de la puissance, d’une sorte de magie, de l’ordre du miracle.2
On peut donc comprendre en quoi les éléments d’une divinité embryonnaire se retrouvent chez Google mais nous ne parlons pas encore de sentiment religieux ni même de dieu.
Nous pouvons analyser le sentiment religieux de deux manières : la première dans le sens de respect d’un dogme (religiosus) et la deuxième , religare dans le sens dela création d’un lien comme nous l’avons exposé en introduction.
Le dogme religieux est d’abord incarné par la croyance et le respect de rituels.
Lorsque l’on interagit avec Google, on croit en son pouvoir, son pouvoir de répondre à nos demandes de façon précise, rapide et concrète. Où que l’on soit, Google est toujours là, sur nos ordinateurs, sur nos téléphones, dans nos montres, il répond toujours à nos sollicitations; il est omniscient et omnipotent. Lorsque l’on compare ce constat avec la définition même de dieu dans l’antiquité grecque : « Être appartenant au monde supérieur ou inférieur, doué de qualités de transcendance qui le font coexister avec des êtres de même rang et doté d’attributs, notamment anthropomorphes, se manifestant dans ses missions auprès des hommes, avec lesquels il entre en relation pour orienter leur existence ou pour satisfaire son besoin de communication […] » on ne peut que constater la similarité des caractéristiques de transcendance, de guide dans l’existence des hommes de par sa présence ubiquitaire qui nous assiste jusqu’au moindre compartiment de notre vie quotidienne.
La croyance ne peut cependant pas subsister sans une histoire, des valeurs, une vision développée par un ou plusieurs prophètes. Chaque religion possède ses prophètes, Google n’y échappe pas avec ses dirigeants Sergey Brin et Larry Page qui répètent le mantra de Google dès qu’ils le peuvent : organiser toute l’information de l’univers . Cet objectif insinue quelque chose de plus profond que simplement organiser des sites web ; surtout quand on sait que le principal inspirateur des fondateurs de Google est Raymond Kurzweil dont sa conception de la vie est exposée dans le livre de Ariel Kyrou : «Son hypothèse de départ est que l’essence de la vie tient moins au carbone, à l’oxygène ou à l’eau qu’aux modes d’organisation les plus sophistiqués de la matière. Autrement dit : de l’ADN aux protéines, de l’amibe aux robots humanoïdes, qu’il nous annonce pour un futur proche, la vie repose uniquement sur l’information.» Organiser l’information peut donc signifier organiser la vie et d’une certaine façon s’attribuer le rôle d’un dieu créateur, un démiurge.
Avec de telles ambitions qui semblent parfois déconnectées de la réalité de 2016, les avancées de Google dans tous les domaines permettent de fédérer un grand nombre de fans de l’entreprise que l’on peut considérer comme ses adeptes et ses évangélisateurs. Les privilégiés se retrouvent lors de la grande messe annuelle, la Google I/O où les « prophètes » de l’entreprise viennent montrer les dernières avancées de l’entreprise – avec ses miracles et ses oracles – devant les yeux ébahis du monde. Un phénomène qui a été initié par une entreprise que l’on pourrait aussi comparer à une divinité : Apple. Cette dernière bénéficie d’un relais médiatique mondial presque automatique à chaque conférence, comme si les nouveautés présentées bénéficiaient à l’intérêt général de la population. Comme dans les religions, tous les utilisateurs et clients de Google ne sont cependant pas au même stade dans la croyance et l’adoption de la vision de l’entreprise.
Ces rituels, prophètes, messes et autres mises en scène de Google et de ses bienfaits font partie d’un storytelling qui permet de démocratiser la vision de Google, d’évangéliser les personnes qui ne sont pas encore adeptes de ce nouveau dieu. Ce storytelling s’organise autour de trois points : la technique, les usages et l’imaginaire. Comme Ariel Kyrou l’explique dans son livre Google God10 , Google promeut un internet « neutre et démocratique » ce qui n’est en réalité pas le cas puisque Google est aussi un annonceur qui tire la majeure partie de ses ressources financières de la publicité en ligne. Les annonceurs sont friands de cette possibilité de ciblage des utilisateurs grâce à la connaissance amassée par Google qui est de plus en plus performant pour cibler et profiler les personnes étant donné sa connaissance de plus en plus fine de nos habitudes de navigation et d’usage sur le web.
Cet imaginaire est aussi véhiculé par des reliques, vestiges d’une ambition trop en avance (ou trop en décalage par rapport à nos besoins selon le point de vue ). L’exemple des Google Glass est la parfaite illustration d’une annonce fracassante qui a alimenté tous les fantasmes pour petit à petit tomber dans l’oubli sans pour autant perdre son attrait d’objet saint un peu mystérieux que seuls quelques initiés ont pu réellement utiliser.
Des prophètes, des croyances, des adeptes, une vision, des miracles, des reliques : les points communs avec le sentiment religieux sont nombreux. Il manque un seul élément à cette énumération : la finalité ou le fantasme. Avons-nous un équivalent de l’assomption orthodoxe et catholique chez Google ? Pour rappel, « L’Assomption de Marie, qui est appelée Dormition dans la tradition orientale, est la croyance religieuse orthodoxe et catholique selon laquelle la Vierge Marie, mère de Jésus, au terme de sa vie terrestre, est entrée directement dans la gloire de Dieu, âme et corps. » (Wikipédia). Dans le courant transhumaniste qui anime Google, cette assomption serait d’atteindre le point de singularité technologique, ou point Omega selon le jésuite Theilard des Chardin11 , qui marquera l’avènement d’avancées scientifiques majeures dans une ère de post-humain où les intelligences artificielles et la robotique auront fusionnées.
C’est en prenant conscience de cela qu’Ariel Kyrou compare Google au panthéisme, une doctrine philosophique selon laquelle Dieu est tout. Le mot tout définissant « tout ce qui existe ». Ce type de dieu revendique selon Ariel Kyrou« une présence immanente plutôt que la surveillance normative et vengeresse. Il n’a pas de visage, pas de barbe, n’a rien de furieux ni d’imprévisible[…] ».
Cette vision de dieu rejoint la vision transhumaniste où les humains pourront (et devront selon eux) fusionner avec la technologie à terme afin de devenir des post-humains. Cette volonté de modifier la structure même de l’homme permet de retrouver la vision de Google et de son ambition « d’organiser l’information du monde»13dans une posture de l’ordre du divin en tant que organisateur du cosmos.
Et comme nous l’avons vu précédemment, nous retrouvons toutes les caractéristiques du sentiment religieux autour de cette entreprise que l’on retrouve aussi dans les autres entreprises des GAFAM même si chacune d’elles ont aussi leurs particularités.
Pour conclure, nous pouvons nous demander si notre société a pris conscience que derrière le simple moteur de recherche s’est développé un véritable sentiment religieux autour d’un nouveau dieu de l’information ayant une vision du monde très tranchée et qui est actif pour faire paraître cette tendance comme évidente.
En étant notre principal outil de travail, de loisir, de communication avons-nous déjà choisi notre camp ? Que nous soyons pour ou contre la vision de Google, nous devons nous interroger sur l’attitude de la société humaine à suivre vis a vis d’une entreprise qui souhaite radicalement changer notre vie. Serions nous prêts à ce que Google et les GAFAM prennent nos destins en main ? Il est certain que nous devons être vigilants et garder un esprit critique sur ces évolutions à venir.
- Un symbole de créativité, d’innovation, de cool et de richesse mais surtout signifiant qu’une entreprise obtient une valorisation de plus d’un milliard de dollars), voir aussi l’article sur la mode des licornes : http://www.20minutes.fr/culture/1753911-20160110-pourquoi-mode-licornes-pres-arreter-2016 ↩
- On pourrait aussi comparer cette relation a l’animisme qui est présent dans presque toutes les religions sous différentes formes. Ces dernières reconnaissent souvent l’existence de forces occultes (bienfaisantes ou malfaisantes) à travers des esprits, des anges, des démons, des djinns etc… ↩
Bibliographie :
Google God, Ariel Kyrou, Édition inculte, 2010
Evgeny Morozov, Are smart gadget make us dumb ? 2013, http://www.wsj.com/articles/SB10001424127887324503204578318462215991802 Consulté le 13/10/2016].
La mutation androïde de Google, Multitudes, 2009 , https://www.cairn.info/revue-multitudes-2009-1-page-104.htm
Martin Lindstrom, You Love your iPhone, Literally, New-York Times, 2011, Consulté le 14/10/2016 http://www.nytimes.com/2011/10/01/opinion/you-love-your-iphone-literally.html
Edgar Morin, Les Stars, Collections Microcosme, 1957
CNRTL pour les recherches étymologiques
Céline Lafontaine, La société postmortelle, La mort, l’individu et le lien social à l’ère des technosciences, Seuil, 200